DOCERE

Jean Tauler

« Faire le vide est la première et la plus importante préparation pour recevoir le Saint-Esprit, car dans la mesure et au degré précis où le vide est fait dans l'homme, cet homme devient, dans la même mesure et au même degré, capable de recevoir le Saint-Esprit. Car lorsqu'on veut remplir un tonneau, il faut d'abord enlever ce qu'il contient. Si l'on veut y mettre du vin, il faut enlever l'eau, car deux choses matérielles ne peuvent pas occuper le même lieu. Si donc le vin doit entrer, il faut d'abord que l'eau sorte, car ce sont choses contraires. Pour que Dieu entre, il faut nécessairement mettre la créature dehors. Tout le créé doit être mis dehors, d'une façon ou d'une autre; il faut chasser tout ce qui est en toi, tout ce que tu as reçu. L'âme animale, sans raison, doit absoluement sortir pour qu'apparaisse en l'homme l'âme raisonnable. L'homme doit donc se laisser prendre, vider et préparer. Il doit tout laisser, sortir même de cet abandon, le laisser lui aussi et le tenir pour rien, mais se précipiter en son pur néant. Autrement, il chasse sûrement le Saint-Esprit et l'empêche de réaliser en lui le plus haut degré de son œuvre.
Mais on ne trouve personne qui recherche cette voie-là.
     Cette première préparation terminée, le Saint-Esprit fait aussitôt sa seconde œuvre dans l'homme ainsi préparé; il remplit pleinement toute la capacité réceptive de cet homme. Plus tu auras été vidé en vérité, plus aussi tu recevras; moins il reste de toi, plus il reste de lui. Amour-propre, esprit-propre, volonté-propre, tu dois te dégager de tout cela. Le ciel serait-il ouvert devant toi, que tu ne devrais pas vouloir y entrer avant de t'être assuré que Dieu veut cela de toi. « Dans un même lieu », c'est dans ce vide seulement que le Saint-Esprit est donné et il le remplit tout entier. Si même l'homme se trouve mal disposé, si la lourdeur et l'indolence de la nature contrarient sa paix, sans qu'il puisse rien y faire, en cela même encore, il se laissera vider de lui-même, s'abandonner à Dieu, se livrera à lui sans résistance, en ceci et en tout ce qu'il peut avoir à subir. »

— Jean Tauler, Sermons : Premier sermon pour la Pentecôte, éd. Cerf, p. 185

« Vous ne devez pas non plus vous imaginer qu'en cette attente du Saint-Esprit, vos bonnes œuvres extérieures, comme les actes d'obéissance, le chant, la lecture, le service des sœurs ou œuvres de charité, puissent être un obstacle à sa réception. Non, cher enfant, il n'est pas vrai qu'on doive se désister de tout et se tenir purement dans l'attente. L'homme qui veut aimer Dieu et le chercher fera tout par amour pour la gloire de Dieu et en parfaite ordonnance. [il acceptera tout ce qui peut lui arriver selon les dispositions divines.] [Fais cela], en charité, avec une douce bonté, dans un pacifique abandon, pour ta paix et celle du prochain. Ce ne sont pas les œuvres qui te sont un obstacle, mais seulement le désordre que tu y mets. Écarte ce désordre; cherche purement Dieu dans toutes tes œuvres, garde ton cœur, ne laisse aucun désordre y entrer, veille à tes paroles et à ta conduite extérieure, alors tu garderas la paix en toutes tes œuvres, et le Saint-Esprit viendra à toi, et il te remplira, et il habitera en toi et il fera en toi des merveilles, si tu mets en pratique les enseignements que tu viens d'entendre. »

— Jean Tauler, Sermons : Premier sermon pour la Pentecôte, éd. Cerf, p. 190

« Les disciples étaient enfermés par crainte des Juifs. Ô Dieu tout aimable, combien il serait aujourd'hui mille fois plus nécessaire aux hommes de fuir et de s'enfermer par crainte des misérables Juifs qui sont partout, à toutes les issues et dont toutes les maisons et tous les coins sont remplis! Allons, chers enfants, gardez-vous de ces Juifs dangereux qui veulent vous ravir Dieu, l'intimité divine, la conscience amoureuse du Saint-Esprit et de la divine consolation. Cela vous est mille fois plus nécessaire, à vous, qu'aux disciples. Car, aux disciples, les Juifs ne pouvaient prendre que leur corps, tandis qu'à vous, les Juifs peuvent enlever Dieu, et votre âme et la vie éternelle. Fuyez-les et enfermez-vous et abstenez-vous de toute sortie qui puisse vous nuire. Gardez-vous de tout ce qui pourrait occasionner ces sorties, des relations, des passe-temps en paroles, en actions, et toutes autres façons. Prenez garde, les Juifs vous regardent par la fenêtre; prenez garde, les voilà tout près de la fenêtre. Si vous n'agissez pas ainsi, vous chasserez sûrement et vous perdrez tout à fait le Saint-Esprit. »

— Jean Tauler, Sermons : Deuxième sermon pour la Pentecôte, éd. Cerf, p. 194

« L'homme est alors dépouillé de lui-même, dans un absolu et véritable abandon, il plonge dans le fond de la volonté divine pour rester dans cette pauvreté et ce dénuement, non seulement pendant une semaine ou un mois, mais si Dieu le veut, mille ans, voire toute l'éternité, et pour devenir capable de s'abandonner à fond dans une souffrance éternelle, au cas où Dieu voudrait qu'il fût un éternel brandon d'enfer. Mes enfants, ce serait là le véritable abandon. Comparé à cela, l'abandon de mille mondes ne serait qu'une bagatelle, un rien; rien et bagatelle aussi, l'abandon que les saints ont fait de leur vie, car ils avaient alors si fort en eux-mêmes la consolation de Dieu, que ce sacrifice était pour eux un jeu et qu'ils allaient à la mort avec bonheur et joie; leur abandon n'était rien vis-à-vis de celui-ci. Au contraire, l'absence et la privation de Dieu, voilà qui dépasse tout.
     C'est alors que de nouveau s'abattent sur l'homme toute la misère, toutes les tentations et les péchés dont il avait déjà triomphé auparavant; ils l'attaquent de nouveau, et de la pire manière, beaucoup plus qu'au temps où il était plongé dans cette misère. Il s'y abandonne, il se livre et souffre cela aussi longtemps que Dieu le veut; car si l'homme est abandonné à lui-même, il n'est jamais une heure en possession de lui-même, mais il est tiré de-ci de-là, passant continuellement d'une impression à une autre; il doit souffrir tout cela et, ici encore, s'abandonner à fond. »

— Jean Tauler, Sermons : Deuxième sermon pour la Pentecôte, éd. Cerf, p. 199

« C'est une noble et bonne chose de toujours reconnaître sa faute et de toujours revenir à Dieu. Mes enfants, en ceci comme en tout, on doit s'abandonner, être docile au don de conseil, tout quitter et tout dépasser et retourner à la Source, au fond et à la volonté de Dieu. »

— Jean Tauler, Sermons : Deuxième sermon pour la Pentecôte, éd. Cerf, p. 200

« Mes chers enfants, soyez attentifs à vous-mêmes; jugez-vous vous-mêmes et sachez que tous les jours de votre vie vous traînez à votre cou une nature pleine de péchés. Juge-toi donc et laisse ton prochain traiter ses affaires avec Dieu et Dieu avec lui, si, par ailleurs, tu veux arriver à l'aimable bercail. Et sache ceci : tu auras pu t'élever au-dessus d'un grand nombre d'hommes, mais tu seras abaissé sous un nombre égal. »

— Jean Tauler, Sermons : Troisième sermon pour la Pentecôte, éd. Cerf, p. 206

« Quelle est donc la cause de cette grande différence entre ces deux hommes [homme noble et pur / grand et grossier pêcheur]? Tous deux ne sont-ils pas déformés par le péché, bien que de façon diverse? Voici : le bon s'y résigne pour l'amour de Dieu. Celui-ci est uniquement en son tréfonds et son affection, et c'est de la main [de Dieu] qu'il accepte la convenance et la disconvenance, s'abandonnant en tout à Dieu. Le méchant, lui, ne recherche pas Dieu, et il tombe dans le péché sans éprouver de tentations. Quoi que Dieu lui envoie, il lui faudrait toujours autre chose. S'il pouvait avoir de grandes grâces, sans qu'il lui en coûte rien et sans effort pénible, il serait disposé à les accepter. Ah! mes enfants, tout ce qui pourrait vous échoir, si vous aimiez et recherchiez Dieu en toute pureté! Rien ne pourrait vous nuire, quand bien même tous les diables de l'enfer s'infiltreraient avec toute leur malice dans votre corps et votre âme, que le monde pénétrerait dans votre sang et votre moelle, avec toutes ses immondices. Si c'est contre votre gré, cela ne peut vous nuire un brin; cela ne fait que vous préparer à un grand bien : pour cela, il suffit que vous recherchiez Dieu uniquement et en toute pureté, et absoluement rien qui soit de votre intérêt propre, et que vous acceptiez sa volonté dans la convenance et la disconvenance.
     5. Le Christ aussi parle de cela dans notre évangile : « A moins que vous renaissiez une seconde fois dans l'Esprit et dans l'eau, vous ne pourrez pas entrer dans le royaume du ciel ». Il faut voir, dans l'Esprit, le symbole de la convenance, et dans l'eau, celui de la disconvenance. A côté de la disconvenance extérieure et grossière, il y a encore une disconvenance intérieure, plus noble et plus pure, qui naît de la première. A qui saurait se tenir en cette disconvenance, se découvrirait et se manifesterait la connaissance de l'ineffable disconvenance, à un degré qu'aucune créature ne peut atteindre en aucune façon, car un esprit purifié dans la disconvenance extérieure en vient à goûter mieux la disconvenance, à sentir et à jouir d'avantage en elle, qu'en toute la convenance, à laquelle on peut atteindre, et qu'on peut comprendre. Plus connaissance de cette disconvenance-là est claire, pure et manifeste, plus adéquate et plus intime est la convenance qui en résulte et à laquelle on parvient. Lucifer n'a pas considéré la disconvenance, quand il a voulu s'établir dans la convenance, et c'est pour cela qu'il est tombé dans une inexprimable disconvenance, et qu'il a perdu toute convenance et tout espoir de jamais la récupérer. Mais les adorables et nobles anges se sont tournés, au contraire, vers leur disconvenance, et l'ont considérée; c'est ainsi qu'ils se sont plongés dans une ineffable convenance. »

— Jean Tauler, Sermons : Sermon pour le premier dimanche après la Trinité, éd. Cerf, p. 211

« Ne prête aucune attention à ce qui est en dehors de toi et ne t'est pas confié. Ne t'en occupe pas et laisse le bien pour ce qu'il vaut; quant à ce qui est mal, ne le juge pas et ne cherche pas à t'en informer. Recueille-toi dans le fond et demeure-y, prêtant attentivement l'oreille à la voix du Père qui se fait entendre en toi. Il t'appelle en lui et te donne une telle richesse que, si c'était nécessaire, tu pourrais donner satisfaction aux qestions de tous les prêtres de l'Église, tellement sont claires les lumières dont est doté et illuminé l'homme intériorisé. »

— Jean Tauler, Sermons : Sermon pour le deuxième dimanche après la Trinité, éd. Cerf, p. 221